Avec sa nouvelle table Datil, la cheffe Manon Fleury et sa brigade entendent défendre une autre vision du restaurant et du monde de la restauration.
La capitale vit une rentrée gastronomique chargée mais encourageante. Car, à bien y regarder, les ouvertures enthousiasmantes et les métamorphoses de restaurants à la démarche vertueuse semblent s’y enchaîner à une vitesse encore jamais observée. Géosmine, Faubourg Daimant, Oktobre, la mue de Neso par Guillaume Sanchez, l’ouverture prochaine d’Adrien Cachot : de mémoire de journaliste gastronomique, cela faisait un bon moment que l’on n’avait pas observé un remue-ménage aussi galvanisant.
Mais au milieu de toutes ces bonnes nouvelles, il en est une qui semble d’ores et déjà se démarquer : l’ouverture de Datil, la nouvelle et première table portée par la cheffe prodige Manon Fleury, épaulée de Laurène Barjhoux. Une arrivée très attendue, longtemps au cœur des rumeurs, des prédictions et des tractations du milieu de la cuisine, qui a pris un peu de temps, mais le temps nécessaire pour mener le projet à bien. “L’idée d’avoir un restaurant est née après mon expérience au Mermoz, il y a trois ans environ. À cette époque, je n’étais pas encore forcément assez mûre pour me lancer dans un tel projet. J’étais encore jeune, il y a plein de choses qu’il me restait à apprendre, et j’avais conscience qu’ouvrir un restaurant n’était pas une mince affaire”, nous confie Manon Fleury à la table de son restaurant, la veille du tout premier service.
Alors elle a redoublé de patience, soucieuse de ne pas brûler les étapes. Elle a appris la rigueur ultime en cuisine, évidemment, mais également à construire un modèle de restaurant viable, contemporain et aux prises avec les enjeux sociaux et mentaux qu’implique un tel projet – notamment avec l’association Bondir.e, qui s’est donné pour objectif de combattre les violences dans la restauration. Pour se faire la main et poursuivre une formation déjà brillante qui lui a fait connaître les cuisines de Dan Barber, Alexandre Couillon ou encore Pascal Barbot, elle a opté pour des expériences ponctuelles et éphémères, ou “résidences”.
“Pendant ces trois années, j’en ai profité pour apprendre, me perfectionner, apprendre, comprendre… C’est ce qui m’a permis de bien m’entourer pour me lancer enfin. Car je pense sincèrement que pour être solide, il faut pouvoir compter sur un écosystème et un entourage tout aussi solide. Il faut avoir une équipe autour de soi sur laquelle on peut compter, on peut s’appuyer, on peut déléguer, on peut partager et on peut avoir confiance…”, poursuit-elle. “C’est quelque chose dont on ne parle pas assez, mais qui est essentiel.”
C’est ce qui l’a poussée à imaginer Datil de manière collégiale. D’abord en s’associant avec son indispensable bras droit Laurène Barjhoux, une brigade en laquelle elle a donné toute sa confiance et une véritable petite armada de gens de confiance qui l’accompagnent au quotidien : Ariane Geffard, son agent, Auriane Roussel, son attachée de presse, et Héloïse Talard, sa cheffe de projet.
Le trac de l’ouverture
Il aura fallu plusieurs longs mois avant que Datil ne voie le jour. Mais à la veille de l’ouverture, tout devient plus concret, et aussi un peu angoissant. “C’est toujours un moment stressant, une ouverture. C’est un projet professionnel conséquent, bien sûr, mais aussi un projet de vie, l’aboutissement de pas mal d’années de travail”, dit Manon Fleury. Il y a bien sûr les aléas des travaux, une épine dans le pied que connaissent tous les restaurateurs qui s’installent, et les détails qui nous échappent parfois.
“On a déjà ouvert un restaurant, on connaît quand même assez bien les rouages de la restauration, donc on peut s’accrocher à ça. On entre donc là, avec les premiers jours d’ouverture, dans notre zone de confort”, souffle la cheffe. “Enfin, évidemment, même si on a l’impression d’avoir anticipé mille trucs, il y a toujours des choses à rattraper et à ajuster, mais c’est normal. C’est une phase qu’on connaît davantage et dans laquelle on prend vraiment du plaisir, même si, il faut le garder en tête, il faudra attendre six mois pour que l’on soit contentes de nous.”
Mais dans le projet Datil, il est une pression supplémentaire qui pèse lourd sur les épaules de la cheffe. Car en ouvrant cet établissement, dont elle rêvait depuis longtemps – d’abord en bistrot, un peu comme au Mermoz, puis en table gastronomique après son passage chez Elsa (Monaco) et en se remémorant ses expériences passées –, elle voulait surtout proposer un modèle de restaurant différent. “Une envie de définir le restaurant différemment, d’avoir une vision du restaurant d’aujourd’hui”, résume-t-elle. Un restaurant qui embrasserait les enjeux multiples et complexes du monde de la restauration pour les canaliser et les éviter.
“Avoir son propre établissement, c’est avoir la chance de pouvoir défendre plus facilement des valeurs, d’aller plus facilement au bout de ses idées, de porter des engagements, endosser une responsabilité sur les messages que l’on veut incarner dans le restaurant”, énumère Manon Fleury. “Les résidences nous ont permis d’avoir du recul pour savoir ce qu’on voulait et ce qu’on ne voulait pas reproduire ou construire. Un restaurant qui soit vecteur de valeurs, que l’on pose avec l’équipe, un modèle nouveau, qu’on se pose des questions sur ce que l’on peut faire à notre échelle pour être plus vertueux, améliorer les choses, essayer de changer les mentalités.”
Intégration et transparence
Chez Datil, il a donc été décidé de mettre en place un “guide de bonne conduite” : un petit livret, à destination de chaque employé, qui pose un cadre sur les valeurs que le restaurant veut défendre, sur la bienveillance et l’entraide, sur ce qui ne sera pas toléré dans le restaurant – le sexisme, le racisme… “Des choses qui peuvent aller de soi, mais comme dans le milieu les abus ont été nombreux, il est parfois essentiel de rappeler ces choses élémentaires et reposer les bases en disant : voici comment nous souhaitons fonctionner.”
Tous ont également droit à une journée d’intégration “afin de savoir comment l’établissement roule au quotidien, qui fait quoi, quand passent les poubelles, plein de choses pratiques qui permettent à chacun d’être plus autonome et d’avoir davantage de transparence sur son environnement de travail”, poursuit la cheffe. “Les équipes savent exactement ce qu’elles doivent faire et on échappe à un schéma classique où, trop souvent, on ne définit pas suffisamment le rôle de chacun, ce qui a tendance à renforcer une organisation verticale. Avoir des repères pour nos équipes, un cadre fort pour une meilleure organisation du travail.”
En cuisine, la même rigueur est de mise. Comme elle l’a toujours fait, Manon Fleury a passé beaucoup de temps avec des producteurs et agriculteurs afin de définir son projet et l’écosystème qu’elle voulait bâtir autour. En juin dernier, quelques mois avant l’ouverture, elle a même organisé une sorte de séminaire-road trip avec toute sa brigade afin d’aller à leur rencontre. “On est tous partis pour dix jours à la rencontre de nos producteurs afin d’aller voir comment ils travaillent, comprendre leurs conditions de travail, leurs contraintes… Ce sont des producteurs partenaires, auxquels on s’engage à passer des commandes régulièrement, donc il était important de nouer un lien et d’établir une connexion sincère et durable”, explique Manon Fleury. “C’est essentiel de pouvoir mettre un nom sur des produits afin que, lorsqu’ils doivent ouvrir un carton de légumes, ils puissent ressentir l’énergie et la passion de celui qui a cultivé les fruits et légumes qu’ils ont entre les mains. Et pour en avoir conscience, rien de mieux que de rencontrer le protagoniste en personne. Ça change tout.”
Comme lors de ses dernières résidences, notamment au Perchoir Ménilmontant, Manon Fleury a opté pour une méthodologie simple et inamovible avec ses producteurs : elle ne négocie jamais les prix. “Ce sont eux qui fixent leurs prix, et je m’y adapte. On ne négocie jamais et on planche à l’avenir pour une sorte de forfait mensuel, un peu comme ce qu’il se passe avec les AMAP, ce qui leur assurerait un revenu régulier. On y pense fortement car, pour eux qui doivent faire face à des situations parfois dramatiques, c’est essentiel.”
Chasser une réputation ?
Avant d’ouvrir Datil, Manon Fleury a été une cheffe largement mise en avant dans la presse – par nous y compris –, notamment à propos de son engagement sur la cuisine végétale qu’elle a expérimentée durant sa prodigieuse résidence au Perchoir Ménilmontant. Une étiquette qui lui colle à la peau mais à laquelle elle tente de tordre le cou : “La résidence a été passionnante mais parfois un peu enfermante. C’était une expérience très utile et c’était d’ailleurs une contrainte que je m’étais moi-même imposée. Je me suis dit : ‘On verra bien ce que ça donne’, et ça a été super”, dit Manon Fleury.
Mais il serait trompeur de ne la résumer qu’à ça. “Avec Laurène Barjhoux, on fonctionne beaucoup selon nos envies et nos lubies du moment. Avec ce restaurant, on a eu envie de faire la cuisine qu’on avait envie de manger, car nous ne sommes pas végétariennes, et on avait envie de travailler une grande diversité de produits. Du poisson, des crustacés, de la viande… Et, dans notre état d’esprit actuel, l’idée de proposer une cuisine où les gens puissent prendre du plaisir, qui peut attirer plus de personnes, qui peut davantage galvaniser les gens avec qui l’on travaille en cuisine, c’est ce qui nous motivait pour ce projet”, explique la cheffe, qui tempère toutefois : “Ce qui est également intéressant, c’est de mêler les protéines animales à une proposition végétale totale. Mais on garde évidemment notre ambition de sensibiliser autour de la cause animale et de l’intégrer dans notre cuisine de manière naturelle, tout en la décentrant dans les assiettes et en s’appuyant dessus avec une lecture plus condimentaire.”
Liberté et responsabilité
En devenant cheffe propriétaire, ce qui n’est pas fréquent chez les jeunes chefs trentenaires, Manon Fleury a fait le choix de la liberté. Une liberté “qui a un coût”, “mais c’est ce qu’il faut pour avoir son indépendance”. Il faut donc accepter de commencer “petit” : un lieu plus petit que ce que l’on aurait imaginé, des fourneaux un peu moins performants que ceux dont on aurait rêvé… “C’est une histoire de compromis, il faut savoir rester ambitieux tout en restant raisonnable.”
À quelques heures de l’ouverture, Manon Fleury ne laisse rien paraître durant notre interview, et pourtant. “J’ai un peu d’appréhension, j’avoue, c’est toujours hyper flippant, une ouverture. Savoir que les gens viennent chez nous, qu’il faut que tout se passe bien, qu’ils prennent du plaisir, que ce soit réussi du début à la fin…” Mais comme tout est une histoire de confiance chez elle, elle sait trouver de quoi se rassurer dans son entourage. “Il y a forcément du trac, mais j’ai confiance dans les gens avec qui je travaille.” L’occasion de souligner que le trac du service n’est pas l’unique source de stress et de pression. “Au bout d’un moment, faut se lancer ! On ne peut pas s’entraîner pendant des années, à un moment, il faut y aller. Il y a une pression financière, un emprunt, un loyer… C’est certes moins glamour, mais c’est une réalité qui pèse. Et il ne faut pas l’occulter.”
Mais alors, que retrouvera-t-on dans les assiettes ? L’essence de la cuisine de Manon Fleury, évidemment, proposée dans un menu dégustation unique – en quatre temps le midi, en sept temps le soir. Un parti pris assumé, alors que ce dernier semblerait perdre de sa superbe et de son intérêt auprès de certains chefs. “Je sais que c’est un modèle qui est discuté, surtout par une poignée de gens du métier, mais les gens aiment généralement ça. On dit que c’est un modèle dans lequel le chef impose des choses au client, mais ce n’est pas vrai”, balaye Manon Fleury. “Ça permet de raconter une histoire, de créer une expérience. C’est un peu comme au théâtre et à l’opéra, il y a une logique de rythme, de message que l’on veut faire passer”, dit-elle, avant de trouver l’analogie parfaite : “C’est comme si vous alliez à un concert de musique et vous choisissiez la musique que vous voulez”, sourit-elle.
Un nouvel élan chez les chefs ?
La question de la légitimité du menu dégustation nous a permis d’aborder un autre sujet, plus large, mais au cœur de la crise d’identité que rencontre la gastronomie française depuis quelques années. Doit-on s’attendre à un renouveau dans les assiettes ou doit-on, à l’inverse, s’habituer à un marasme culinaire à venir ? “J’ai un peu hâte de voir ce qui va arriver dans les semaines et mois à venir, car j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose. Pas mal de gens de ma génération ouvrent leur restaurant, je pense notamment à Maxime Bouttier avec Géosmine, et ça laisse présager un bel avenir”, prédit Manon Fleury.
Et si la révolution était enfin en marche ? “J’espère que l’on va arriver à définir un modèle différent, sur l’humain, sur la relation avec les produits… On n’a évidemment pas tout réinventé, car je travaille finalement de la même manière que les chefs qui m’ont formée, mais si l’on peut définir un nouveau mode de consommation et pérenniser ce modèle, alors ce sera déjà une victoire.”
Mais la construction de ce nouveau modèle implique des sentiments mêlés et parfois contradictoires. Comment gérer la “starification” ou la médiatisation excessive de certains chefs et cheffes, à l’image de ce que peuvent vivre Adrien Cachot, Mory Sacko ou Manon Fleury elle-même ? “Il est important que l’on ait des têtes de file qui puissent incarner ce message-là. Je ne dis pas que tout le monde doit défendre des valeurs corps et âme, mais que notre génération prenne ça en main et contribue à renouveler le tout”, explique la cheffe. “Mais la question de la médiatisation est un sujet complexe.” Car si elle peut contribuer à faire émerger de nouveaux talents, elle peut aussi faire peser sur ces derniers une pression non sollicitée.
C’est la raison pour laquelle Manon Fleury a décidé d’appeler son restaurant Datil, et non de lui donner son propre patronyme. “J’avais la volonté de faire comprendre que le collectif était ici le plus important. Cette figure médiatique que je peux incarner, je l’assume car j’espère le faire pour le bien de la représentation des femmes dans ce métier. Je le fais dans ce sens-là uniquement, car ça m’a manqué dans mon parcours d’avoir des modèles féminins.” Avant l’ouverture, Manon Fleury a d’ailleurs annoncé très rapidement qu’elle serait épaulée de Laurène Barjhoux en cuisine. “Il faut qu’on arrête cette hypocrisie autour du chef tout-puissant qui voudrait que si ce dernier n’est pas en cuisine, on mangerait moins bien. Or c’est un mythe, ce n’est pas parce que c’est le chef qui met la touche finale à un plat que ce dernier deviendra instantanément génial.”
Author: Latoya Brennan
Last Updated: 1703504402
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